Christian Verrier (CRISE 2001)
Quoi de commun entre un enseignement à distance
(EAD) où la transmission de connaissances joue un rôle de
premier plan, et une autoformation dite “ existentielle ”, qui n’est pas
directement axée sur l’acquisition de connaissances dans le sens
académique du terme, et qui est bien davantage un processus intériorisé
se développant sur le registre de “ l’apprendre à être
” ? Il va s’agir de considérer simultanément deux planètes
de la galaxie autoformation (Carré, Moisan, Poisson, 1997, p. 21)
apparemment éloignées, celle de l’autoformation “ éducative
” et celle de l’autoformation “ existentielle ”, et d’estimer si elles
sont définitivement séparées, ou bien si des points
de convergence sont repérables.
Dans un premier temps nous évoquerons rapidement
l’autoformation existentielle, puis quelques-unes des caractéristiques
de l’EAD nous paraissant en résonance avec elle, et nous terminerons
en tentant de souligner certains points émergeant de la rencontre
de ces deux types de formation.
I) La planète autoformation “ existentielle ”
Selon une conception déjà installée
solidement, l’autoformation existentielle (A.E) serait, selon une formule
des années 1970, un apprendre à être, et ressortirait
donc avant tout du savoir-être. Cet “ apprendre à être
” est constitutif d’une production continue de sa vie (Pineau) par le sujet
durant toute son existence, et de ce point de vue, les histoires de vie
(qui ne seront pas évoquées ici) sont un moyen méthodologique
précieux permettant la mise à jour et l’examen des petits
et grands événements biographiques qui tissent peu à
peu notre “ être au monde ”.
Ces événements sont autant d’expériences
qui prennent toute leur importance pour l’autoformation existentielle s’ils
sont réfléchis a posteriori au creux de ce que B. Courtois
nomme la “ formation expérientielle ”. Sur un registre proche, Gabilliet
et Montbron, se référant à Aristote, rappellent que
si “ l’exercice des vertus peut s’apprendre, il reste de ces apprentissages
qui ne prennent leur sens qu’après que l’on ait agi. Il en est de
même pour la plupart des expériences vécues, qui se
retrouvent au cœur de tout processus d’autoformation. Tout en gardant à
l’esprit qu’une expérience ne peut être formatrice que si
l’apprenant sait l’appréhender de façon critique ” (Gabilliet
et Montbron, 1998, p. 51)
Cette A.E est susceptible de concerner tous les moments
de notre vie, avec ses avenues rectilignes, mais également ses carrefours
dangereux et peu signalisés. C’est pourquoi, n’étant que
du ressort primordial de chacun, elle se déroule aux risques et
périls du sujet, qui se forme dans l’intériorité de
sa vie personnelle et intime. Selon nous l’A.E est aussi un questionnement
fondamental concernant l’existence, fait du mouvement des grandes interrogations
relatives à notre présence au monde. Elle est constituée
du non-transmissible, ce “ fruit d’une maturation s’opérant en chacun
de nous. Les sentiments, les âges de la vie (mûrir, vieillir)
s’expérimentent plus qu’ils ne s’apprennent ” (Gabilliet et Montbron,
1998, p. 51). Elle est interrogation ontologique permanente, et serait
davantage auto-connaissance de soi qu’accumulation de savoir(s), très
différente d’une autodidaxie centrée sur une acquisition
“ bancaire ” du savoir. Elle est tentative de réponse “ aux grandes
questions que l’homme se pose sur le sens de la vie ” (R. Barbier, 1994,
p. 10). Ces questions formulées depuis les débuts de la pensée
demeurent toujours et sans doute à jamais ouvertes, circonscrites
en “ formulations symboliques et mythiques. Qu’est-ce que naître
? Aimer ? Souffrir ? Vieillir ? Qu’est-ce que croire en l’absolu (Dieu,
histoire, etc.) ? Communiquer ? Qu’est-ce que le Je et le Tu, qu’est-ce
que la société ? ”. Et sans doute peut-on émettre
l’hypothèse que nous sommes les seuls à pouvoir nous former
nous-mêmes à la réponse à ces questionnements.
Pour R. Barbier, comparée à d’autres formes d’autoformation
et à l’autodidaxie, l’A.E est “ plus aléatoire, plus
errante, moins soumise au projet programmatique, plus ouverte sur l’improvisation
dans l’acquisition des connaissances. Elle est, en quelque sorte, beaucoup
plus engagée dans un projet libertaire de développement personnel,
ce qui n’exclut pas le cas échéant, l’effort persévérant
et la rigueur d’un programme ponctuel, voire le passage, toujours éphémère,
par une institution de formation spécifique ” (R. Barbier, 1994,
pp. 9-10). Elle est aussi, selon les termes de Roelens “ tentative
personnelle d’accomplissement d’une présence au monde ”. Il s’agit
de “ trouver une façon d’être qui soit vraiment la sienne,
trouver une façon d’être-là avec les autres, avec le
monde et avec soi ”. Il y aurait là “ un travail du sujet, qui essaie
d’être lui-même dans les rapports qu’il construit et dans les
actes qu’il pose ”. Et si rien ne vient attester de cet accomplissement,
“ la tentative est le fondement symbolique du processus d’autoformation
”. Cette conquête d’un “ espace symbolique par le travail existentiel
d’accomplissement d’une présence au monde est le registre le plus
mystérieux, le plus insaisissable de l’autoformation ” (Roelens,
1996, pp. 124-125). L’autonomie du sujet va se manifester par un “ être-là
” singulier, qui sera création personnelle d’un soi, différent
de celui des autres, autrement dit “ l’autonomisation symbolique consiste
à s’extraire du discours des autres sur soi et à construire
sa propre parole sur le monde ”. Et pour Roelens, avis que nous partageons,
c’est là “ l’enjeu existentiel central de l’autoformation ”. C’est
à ce prix que peut advenir une “ production de sens ” allant se
démêlant des significations sociales marquant l’identité
du sujet, qui parviendra à faire émerger la quête de
“ son propre désir, de sa propre parole et de ses propres contributions
à la communauté ” (Roelens, 1996, pp.124-125). Cette communauté
est fondamentale, car malgré son intériorité et son
mystère, il faut insister sur le fait que la quête de l’A.E
ne s’opère pas dans le vide, elle est toujours en état de
reliance sociale contradictoire et constructive, ce qui signifie qu’elle
n’est pas étrangère aux interactions de toutes sortes, l’EAD
pouvant en être une.
II) Quelques caractéristiques de l’EAD intéressant l’A.E
Afin de mieux dresser le décor, en nous référant
à un article de G. Jacquinot (1993), isolons quelques points du
rapport A.E-EAD nous paraissant significatifs.
L’une des caractéristiques premières de
l’EAD est la distance comme fondement d’une relation pédagogique
particulière, opposée au “ présentiel ” de la relation
pédagogique habituelle (Jacquinot, p. 56). Cette question de la
distance est importante à prendre en compte, puisqu’on la rencontre
également en autoformation, où le sujet aura largement tendance
à se tenir éloigné des enseignants, et c’est d’ailleurs
ce à quoi on reconnaît tout véritable acte autoformateur
(autodidaxie : autoformation intégrale). Sur ce point de la distance,
l’EAD présentera de grandes similitudes avec la “ distance ” entretenue
par l’autoformation. Tout d’abord, on trouve dans l’un comme dans l’autre
une distance spatiale, puisqu’on ne se rend pas jusqu’à un centre
de formation. En même temps que spatiale, cette distance est
également temporelle, dans la mesure ou en autoformation comme en
EAD, on fixe soi-même le moment et le rythme de sa formation (Jacquinot,
p. 57). Cette temporalité est un facteur important de maîtrise
de sa formation par le sujet indépendant, qui peut la gérer
au mieux en fonction de ses possibilités.
En plus d’abolir la distance, l’EAD ambitionne à
sa façon de supprimer l’absence des apprenants et enseignants (due
à l’éloignement, à l’impossibilité d’organiser
des cours), mais cela implique la conservation d’une présence plus
symbolique, celle du tiers, de l’alter. Supprimer l’absence
tout en conservant cette présence symbolique est un enjeu d’importance,
puisque sans le phénomène du transfert, sans médiation
humaine introduisant le social, “ il est facile de dériver dans
un tête-à-tête avec sa propre activité cognitive
”. C’est donc bien pour tenir compte du symbolique que “ les responsables
de FAD ont coutume de réintroduire (….) des sessions de regroupement
ou séances dites ‘présentielles’ ” (Jacquinot, p. 60). Plus
avant sont soulignées les spécificités des “ technologies
de substitution ” au présentiel (interaction dans les téléconférences,
films, vidéogrammes, didacticiels, programmes interactifs à
vocation d’apprentissage), qui dans une certaine mesure, par la simulation
de la co-présence, semblent capables de développer de “ nouvelles
formes d’interactivité symboliques ”.
Dans un élargissement de son propos, l’article
évoque le rapport homme-machine, et préconise une étude
de ce qui est rendu possible par les “ machines ” sur le plan d’un “ faire
autrement ”. Non pas mémoriser plus rapidement, transmettre avec
davantage de précision et plus vite, faire “ mieux ou moins bien
” avec ou sans la machine, mais au contraire envisager la réalité
sous un autre angle. Une étude sur le rapport homme-machine pourrait
rendre visible ce qui ne l’est pas encore dans cette relation, puisqu’il
s’agirait d’y voir du “ faire différemment ”, en utilisant des “
standards d’évaluation d’une autre nature ” (Jacquinot,
p. 62).
Une question se pose concernant le type de socio-affectivité
entretenu et développé par l’EAD et plus largement l’ensemble
des supports médiatisés de la communication didactique, étant
entendu qu’ils doivent prendre en compte cette dimension socio-affective.
C’est ici que la perte de la co-présence physique doit être
compensée par la médiation technique, et qu’interviennent
les notions importantes d’intransitivité et de transitivité.
Dans le cas du cinéma, de la télévision, de la vidéo
non interactive, existe une interactivité dite “ intransitive ”
qui permet néanmoins au destinataire, au spectateur, d’interpréter
le message et de le ressentir grâce à son activité
intellectuelle et à son affectivité. Mais les choses vont
plus loin avec les technologies “ interactives ”, qui sont pensées
comme devant faciliter un “ partage ” entre l’enseignant et l’apprenant,
débouchant idéalement sur un processus de production de sens,
“ l’interactant ” devenant acteur réflexif (plutôt que simple
récepteur d’un message) et architecte pleinement conscient de sa
formation. Mais cette “ production de sens ” continue d’appartenir
de plein droit au sujet, la technique ne saurait le faire à sa place
(Jacquinot, p. 63).
Pour conclure, il est suggéré que la FAD
soit considérée plus largement que comme un simple palliatif
de l’absence, pour devenir un objet plus profond et potentiellement très
novateur, comme un témoin du “ remaniement symptomatique de la pensée
contemporaine ”. A côté d’un type de sociabilité traditionnelle
s’effaçant peu à peu, apparaîtrait une sociabilité
“ extensive ” faite de nouveaux cercles d’appartenance plus variés
que jadis, qui préserveraient toutefois les “ possibilités
de repli sur soi ”. Au point qu’il n’est pas impossible d’imaginer que
“ l’absence devenant une qualité - comme en amour où on dit
qu’elle galvanise les passions -, la distance et tous ses corollaires deviendront
une valeur sûre ” (Jacquinot, p. 65).
III) L’autoformation existentielle confrontée à l’EAD
Partant de ces considérations, nous pouvons proposer une première réflexion, ébauche d’un champ à défricher. Comment l’EAD et le campus virtuel peuvent-ils participer à l’élucidation des interrogations existentielles caractéristiques de l’A.E ? Qu’est-ce qu’une autoformation “ en intériorité ” et en “ profondeur ” peut attendre d’une extériorité, surtout si elle se décline “ virtuellement ” ? La formation expérientielle étant constitutive de l’A.E, quelle conséquence peut entraîner pour celle-ci l’expérience d’une inscription dans un système d’EAD ? Etant donné que toute autoformation, même “ solitaire ”, est selon nous empreinte de reliance, comment l’A.E intègre-t-elle la distance dans le rapport à l’autre qu’implique l’EAD ? L’EAD étant une relation homme-machine suivie - et dans la mesure où il est probable qu’ira croissant ce type de relation dans laquelle l’autre est transformé -, quel sera l’avenir d’une A.E mise à l’épreuve de cette nouvelle altérité ? Si l’auto-connaissance de soi due à l’A.E nous transforme et par conséquent transforme notre environnement social immédiat, et si parallèlement nous prenons en compte le fait que l’homme se transforme “ anthropologiquement ” par le nouveau rapport à l’autre induit par la machine, peut-on déjà tenter de dessiner les contours futurs de l’A.E sur le plan de la socialité ? Sous forme d’hypothèses-questions, quelques suggestions :
1) La distance, l’absence
L’expérience de la distance (spatiale et temporelle)
et de la rencontre de l’Autre “ virtuel ”, selon un nouveau type de reliance,
introduit peut-être à un espace relationnel inconnu jusqu’à
aujourd’hui avec autant d’intensité, puisque auparavant c’était
principalement le présentiel (la présence “ proximale
” de l’autre, son altérité directe) qui alimentait notre
“ apprendre à être ”, nous aidant à nous interroger
intérieurement sur nous-mêmes au fil de nos expériences,
les exemples extérieurs nous fournissant des pistes de réflexion
concernant les grandes questions posées par la vie. Des moyens
de communication à distance nous ont déjà depuis longtemps
permis la relation virtuelle avec l’autre, qui devenait présent
tout en étant absent physiquement. La généralisation
du téléphone nous a tous contraints à nous comporter
différemment vis à vis de l’autre, et à être
différemment nous-mêmes. Notre “ apprendre à être
” a dû intégrer la distance dans nos rapports au monde
et aux autres, il sait déjà composer avec l’absence physique.
Avant même les machines modernes informatisées et les nouvelles
techniques audiovisuelles supports d’un EAD évoluant rapidement,
ce rapport à un autre devenant de plus en plus impalpable bien que
“ présent ” était déjà connu, nos comportements
en ont tenu compte, nous “ sommes ” différemment en reliance, et
ces attitudes nouvelles que nous avons adoptées nous ont certainement
transformés, ainsi que notre rapport aux autres. Expérience
tout d’abord déstabilisante mais finalement enrichissante pour l’être
tout entier. Nous sommes devenus grâce à la domestication
de l’espace des mutants qui savent désormais vivre sensiblement
des émotions à distance, ces émotions qui de tout
temps ont formé notre “ être ”. La technologie opère
une mutation de nos façons “ d’apprendre à être ” face
à ce ressenti, face à l’autre que l’on n’a plus face à
soi. Il est important de mieux cerner sur le terrain existentiel la nature
de ces mutations. De multiples questions surgissent immédiatement
: en quoi ce relationnel “ virtuel ” vient-il modifier les processus habituels
d’A.E, sur le versant de la relation à l’autre ? Si le fantôme
de l’autre que l’on porte en nous hante l’autoformation indépendante,
ce fantôme semble devenu doublement fantomatique avec le virtuel.
Comment l’A.E s’arrange-t-elle avec ce type de fantôme nouveau style
? C’est certainement dans cette absence-présence symbolique que
se joue une facette importante du rapport EAD-A.E. Quelle est la nature
de l’altérité, quand l’autre n’est plus que le fantôme
de son fantôme ? Si l’autre, l’altérité, ne sont plus
exactement ce qu’ils étaient, comment sont-ils dorénavant
intégrés, comment aident-ils le travail du sujet qui essaie
de se construire un “ soi-même ” au travers des rapports avec “ d’autres
virtualisés ” ?
Peut-on présumer que de plus en plus nous serons
accoutumés à cette distance, pour le meilleur et le pire,
et que notre autoformation existentielle ne peut plus faire comme si elle
n’existait pas ? Pour paraphraser M. Serres : l’autoformation comme l’éducation
“ consiste et demande à épouser l’altérité
la plus étrangère, à renaître donc métis
”. Quels nouveaux traits trace l’altérité virtuelle sur le
visage d’une l’A.E ainsi métissée ? Quel “ tiers formé
” produit-elle, quelle auto-transformation intérieure de l’être
entraîne-t-elle ?
2) Etre autrement par la machine
L’aisance avec la machine, l’aisance avec la distance, c’est aussi une façon d’être, qui s’apprend et d’une certaine façon nous transforme, nous rendant différent de ce qu’on était avant d’utiliser la machine support de la structure d’enseignement à distance. Toute utilisation de machine (et plus particulièrement encore les machines à communiquer, à apprendre) transforme celui qui l’utilise, dans ses gestes et son être. Elle modifie ce qu’il est, le travail de l’A.E consistant à intégrer cette expérience, à la réfléchir, à la mettre au service d’une optimisation du développement de soi. La médiation technique avec ses spécificités offre des avantages, et implique aussi des contraintes, et c’est dans l’interstice entre les deux que se situe l’utilisation “ juste ” et pertinente de la médiation, c’est en cet espace que peuvent se déployer de nouvelles potentialités expérientielles d’une A.E confrontée à l’EAD.
3) Apprendre autrement à être autrement
Qu’est-ce que l’EAD, et plus largement les moyens d’enseignement techniques contemporains travaillant la virtualité, viennent “ bouger ” en nous qui n’aurait pas bougé sans eux ? Comme le propose Jacquinot en évoquant l’interactivité intransitive et la socio-affectivité, des images, des films, peuvent nous “ toucher ”, nous émouvoir, faisant jouer une part de notre sensibilité (et même notre vision du monde, voire notre rapport aux autres) qui n’aurait peut-être pas joué sans eux, cela sans que nous ne soyons ni les émetteurs ni et les producteurs du message. Bien des situations, des expériences que nous traversons ont pu être approximativement déjà entrevues par le biais de récits ou scénarios divers, et sans les imiter lorsque des événements semblables surviennent dans la réalité, il est possible que le fait de les avoir en quelque sorte vécues par procuration contribue à l’adaptation de notre comportement, à la compréhension intuitive de certaines situations, notre “ être ” de l’instant intégrant et remodelant la réalité à partir d’une sorte de passé virtuel insu. De ce point de vue, un virtuel tamisé par notre sensibilité pourrait devenir un élément de notre auto-apprentissage à être. Aussi, dans quelle mesure peut-on concevoir qu’il en va parfois de même avec un enseignement à distance s’appuyant sur les multiples produits de la communication éducative médiatisée (vidéodisque interactif, document audiovisuel) ? Les supports médiatisés apprennent à faire autrement avec de nouvelles formes d’interactivité symbolique. Que fait l’A.E de ce symbolique, qui dans la relation à un autre distant mais “ présent ” peut développer une sensibilité nouvelle capable de contribuer à notre “ apprendre à être ” de demain ?
4) Production du sens
Pour les tenants de l’ontologie du sujet, il y a certainement dans cette proposition quelque chose de choquant et de déroutant : une machine serait susceptible de contribuer à l’A.E, et l’EAD, surtout lorsqu’il devient interactif, pourrait “ interacter ” avec le noyau dur de l’A.E. D’une certaine façon, tout rapport avec la distance de l’EAD, avec l’autre placé à distance, confère un sens nouveau au rapport à l’autre. Il est sans doute concevable de penser que ce nouveau type d’apport et de rapport (au même titre que tout nouveau moyen de communication, qu’il soit ou non à visée enseignante et formatrice) ne peut que transformer le rapport au monde du sujet, au cœur même d’une A.E prenant en compte l’existence et l’efficience des nouvelles technologies. Par l’intermédiaire de celles-ci, sont peut-être proposées au sujet de nouvelles façons de créer du sens, ce sujet demeurant orfèvre de ses auto-transformations, personne d’autre ne pouvant le faire à sa place, le sens qu’il se doit de trouver pour lui-même et par lui-même ne s’affichant jamais sur les écrans. Le sujet est seulement “ aidé ” d’une façon nouvelle à énoncer sa propre parole sur le monde, l’acteur qu’il est ne cessant de produire “ son ” sens. Peut-on poser l’hypothèse que son rapport à l’autre est modifié par un savoir-être-avec-la-machine nouveau, favorisant l’apparition d’un sens relativement neuf ? Et si son rapport à l’autre ? donc au monde - en est modifié, même faiblement, c’est que la mise en relation des hommes, les fondements anthropologiques de la relation humaine, en sont potentiellement transformés.
5) EAD, A.E et nouvelle socialité
Si est recevable l’hypothèse selon laquelle l’EAD
et la relation homme-machine qu’il implique - avec le type de relation
à l’autre particulière qui est la sienne - peuvent être
intégrés à notre “ apprendre à être ”
individuel - donc à l’A.E - quel type de socialité particulière
véhicule alors une A.E imprégnée d’EAD ? Cette socialité
contribue-t-elle à une modification de notre “ savoir-être
” social ? En quoi le sujet peut-il y découvrir une autre façon
d’être-là avec les autres, l’une des finalités de l’A.E
selon Roelens ? La distance inhérente à l’EAD, accompagnée
de l’absence-présence, modifie-t-elle “ l’apprendre à être
ensemble ” ? C’est peut-être ici qu’il s’agit de penser l’inscription
du rapport EAD-A.E dans le remaniement des cadres de la socialité
traditionnelle. Sur le mode de l’interprétation anthropologique
de “ l’exubérance ” de Maffesoli (1988), peut-on imaginer qu’une
A.E “ postmoderne ” - intégrant par le biais de l’EAD une architecture
cognitive et un univers de sens particulier tissé de sensations,
d’émotions et d’un relationnel “ bricolé ” en une improvisation
tendant à remplacer les fonctionnalité et rationalité
d’hier - participe d’un nouveau rapport anthropologique, ou la reliance
est réinventée sur les bases d’une auto-connaissance dégagée
à l’aide de nouveaux outils comme les grands réseaux virtuels
télématiques et informatiques par exemple ? De la communauté
concrète, on passerait à l’inscription dans des groupes informels,
où chacun pourrait retenir la part du tiers et de l’altérité
l’aidant dans le creuset de son A.E à formuler sa propre parole
et à accomplir sa présence au monde. C’est peut-être
demain au sein de tels réseaux que se prélèvera une
part de ce social qui nous fait trouver des réponses personnelles
aux grandes questions que nous nous posons intimement. De l’accouplement
étrange de l’EAD et de l’A.E, peut-on présumer pour l’avenir
l’avènement d’une approche de soi renouvelée, et la création
d’un nouvel “ être ensemble ”, sorte “ d’au-delà ” de l’individualisme
qui n’évacuerait pas l’indispensable tête-à-tête
avec soi-même, sans lequel toute formation, fut-elle autoformation,
n’est que reproduction stérile et tragique de ce qui existe déjà
?
Bibliographie
Barbier (R), 1994, L’Art d’apprendre, Conférence donnée à Saonen, document polycopié, 18 p.
Carré,(P), Moisan (A), Poisson (D), 1997, L’autoformation, psychopédagogie, ingénierie, sociologie, Paris, PUF, 276 p.
Gabilliet (P), Montbron (Y), 1998, Se former soi-même, les outils de l’autoformation, Paris, ESF Editeur, 214 p.
Jacquinot (G), 1993, Apprivoiser la distance et supprimer l’absence ? ou les défis de la formation à distance, Revue française de pédagogie, n° 102, jan-fev-mars 1996, pp. 55-69.
Maffesoli (M), 1988, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, 284 p.
Roelens (N), 1996, La tentative d’accomplissement d’une présence
au monde : l’énigme existentielle de l’autoformation, Les cahiers
d’études du CUEEP, n°32-33, mai 1996, pp. 120-126.